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École normale supérieure

     
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Une histoire intellectuelle de la tripartition concept, notion, idée selon les dictionnaires philosophiques


« Une histoire intellectuelle de la tripartition concept, notion, idée selon les dictionnaires philosophiques », Revue de synthèse, t. 144, 7e série, n° 3-4, 2023, p. 1-44.

Lorsque j’ai fait mes études de philosophie, l’usage des trois termes notion, idée, concept, était réglé par des conventions puissantes et implicites. Notion désignait une entité qui, procédant du sens commun, était par là même insuffisamment déterminée. Employer le terme concept montrait en revanche qu’on était philosophe : on « faisait du concept », comme on disait alors. Quant au terme idée, il s’appliquait à des entités générales qui avaient seulement la fonction régulatrice de nous orienter dans la pensée et dans l’action. La notion étant infra-philosophique et l’idée supra-philosophique, le concept était donc la seule entité convenable pour des philosophes.

Le présent article esquisse une généalogie de ces conventions linguistiques afin de comprendre le privilège que le terme concept a acquis par rapport à notion et à idée. Cela revient à étudier la signification de ces trois termes à différents moments historiques, leur circulation entre différentes langues et différentes traditions, les motivations de leur hiérarchisation progressive. C’est dire que, si cet article se focalise plus particulièrement sur le vocabulaire des philosophes français, en entendant par là à la fois les philosophes qui écrivent en français et ceux qui écrivent en France, il est loin de s’y réduire, puisque ces philosophes n’ont cessé de d’emprunter à d’autres langues et à d’autres traditions.

Le matériau de cette enquête est constitué par les ouvrages de quelques philosophes canoniques, mais aussi par les dictionnaires de la langue philosophique. Ces dictionnaires sont mal connus : on les suppose sans intérêt, au motif qu’ils se contentent de reformuler des inventions conceptuelles faites ailleurs. Ils constituent cependant un maillon important entre les langues nationales et les idiomes propres à chaque philosophe ; en cherchant à stabiliser la langue philosophique, ils la font évoluer. Comme les manuels, ces dictionnaires permettent de surcroît de repérer les mouvements de fond qui structurent l’histoire effective de la philosophie. Finalement, ils indiquent parfois les tensions accompagnant les exportations de philosophèmes d’une langue à l’autre.

1. Après avoir étudié l’introduction des termes concept, notion, idée dans le langage philosophique, la première partie examine leur usage dans les dictionnaires scolastiques du XVIIe siècle. Ces trois termes renvoient initialement à des paradigmes différents. L’introduction d’idée dans la langue philosophique comme principe ontologique servant d’exemplaire aux choses et de fondement aux connaissances repose sur le paradigme de la connaissance comme vision. Que notion désigne un germe placé dans l’esprit des être humain ou un axiome au commencement d’une chaîne déductive, c’est un élément destiné à engendrer des connaissances plus complexes : ce terme s’inscrit donc dans le paradigme de la connaissance comme édifice à construire. Concept a été quant à lui utilisé pour désigner une entité mentale dont il faut déterminer le statut par rapport à l’acte de connaître, mais aussi par rapport aux signes linguistiques : on peut ici parler d’un paradigme sémiologique. Si maintenant ces termes dans les dictionnaires scolastiques du xviie siècle, on constate que l’idea, idée de Dieu ou idée d’un être humain, est caractérisée par sa fonction dans un processus de création ou de fabrication : c’est la forme que l’on contemple à titre de modèle pour faire advenir ce qu’on créer ou fabrique. Chez Rudolf Goclenius et chez les autres lexicographes du xviie siècle, notio a cessé d’être un terme technique. Finalement, conceptus est utilisé pour rendre compte des processus cognitifs, son dédoublement en concept formel et concept objectif indiquant que la question principale reste celle de son statut ontologique.

2. Dans la seconde partie, je montre non seulement que Descartes a imposé le terme idée, auquel il donna une signification très large, mais que ce termes fut repris dans les dictionnaires post-cartésiens et par Locke indépendamment de leur adhésion à la doctrine cartésienne. Si les réalités mentales appelées conceptus à la période médiévale sont rebaptisées idées par Descartes, le changement n’est pas seulement terminologique. D’une part, les idées cartésiennes ont une plus grande extension que les concepts médiévaux, puisqu’elles sont les corrélats de n’importe quel acte de l’esprit. D’autre part, les idées, ayant des contenus propres, peuvent être appréhendées comme constituant des troisièmes termes entre les choses et l’esprit, alors que le concept formel n’était dans le thomisme classique qu’un être de raison. Le statut ontologique de ce tertium quid n’était pas un problème pour Descartes lui-même, mais Arnauld et Malebranche cherchèrent dans une querelle retentissante à trancher entre deux possibilités : ou bien l’idée n’est qu’un acte de l’esprit, ou bien il s’agit d’une idéalité qui a une existence distincte de l’esprit et des choses. Leur querelle apaisée, le terme idée désignera le corrélat de n’importe quel acte de l’esprit, comme on le voit dans les dictionnaires d’Antoine Furetière et d’Étienne Chauvin, mais aussi chez Locke, quelles que soit par ailleurs les différences entre leurs engagements doctrinaux et ceux de Descartes.

3. Dans la troisième partie, j’établis que Kant, contre l’extension de la signification du terme idée, introduisit une différence entre Begriff et Idee, mais que les deux principaux dictionnaires philosophiques publiés en France au xixe siècle et au début du xxe siècle, résistant à l’importation du terme concept, ont gardèrent idée comme terme générique et éliminèrent notion. Kant le déplore, tout était devenu idée dans la période marquée par Descartes : ainsi, une grande partie de son effort consistera à distinguer les choses. Pour lui, le concept est une fonction de l’entendement permettant l’unification d’une expérience réelle ou possible, alors que l’idée est une fonction de la raison permettant d’orienter l’entendement. On remarque aussi que, si l’idée cartésienne en tant qu’acte de l’esprit avaient une certaine immédiateté, ni le concept ni l’idée ne sont immédiats pour Kant : ce sont des éléments dans l’élaboration complexe de l’édifice des connaissances humaines. Toutefois, les philosophes français résistèrent longtemps à l’innovation kantienne . L’introduction du terme concept dans la langue philosophique est explicitement refusée dans le Dictionnaire des sciences philosophiques au motif que, importé de l’allemand, il ne serait pas conforme au génie français. Quelles qu’aient été les innovations du Vocabulaire technique et critique de la philosophie, ses entrées notion, concept et idée continuent à privilégier le terme idée.

4. Aussi a-t-il fallu un dernier retournement pour aboutir à la hiérarchie actuelle, dans laquelle concept l’emporte sur les deux autres termes. Frege en particulier, pour marquer la distance que supposait le concept logique de concept qu’il mettait en place par rapport à toute considération psychologique, en vint à bannir idée. Dans les dictionnaires allemand, français, anglais ou italiens de la fin du xxe siècle, concept l’a bien emporté, non seulement sur notion, comme c’était déjà le cas au début du xxe siècle, mais également sur idée : les seuls dictionnaires qui comportent des entrées notion et idée développées sont des dictionnaires doxographiques. La généralisation du terme concept n’a cependant impliqué aucun consensus sur l’épistémologie et sur l’ontologie des concepts, et les débats sont encore vifs sur ce qu’est ou ce que n’est pas un concept.

 

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