Accéder directement au contenu

École normale supérieure

     
Articles

Pierre Bourdin, anti-cartésien ou jésuite ordinaire ? Une étude systématique des thèses des mathématiques du Collège de Clermont (1638-1653) (en collab. avec D. Collacciani)


Dans un article récemment publié, nous avons reconstitué la querelle optique de Bourdin et Descartes à partir d’un matériau qui n’avait pas encore été exploité systématiquement, à savoir les thèses de mathématiques que Bourdin fit soutenir au collège de Clermont. Quoique travaillant dans le domaine de l’optique, nous adoptions alors le même biais historiographique que les historiens de la métaphysique, en étudiant Bourdin seulement à travers ses relations avec Descartes. Dans le présent article, nous entendons corriger ce biais en nous concentrant exclusivement, mais systématiquement, sur les thèses que Bourdin fit soutenir en tant que professeur de mathématiques au collège de Clermont, de 1635 à 1653.

Quelques rappels sur le statut de ces thèses sont d’entrée de jeu nécessaires. Contrairement à ce qu’il en est aujourd’hui, les thèses soutenues dans les collèges de plein exercice n’étaient pas écrites par les élèves pour défendre une position nouvelle qui leur aurait été propre. En réalité, les élèves étaient invités à défendre une position ou à réaliser certains exercices, conformément à ce qui était demandé par leur professeur dans un texte qu’il avait lui-même rédigé. Dans le cas des thèses soutenues dans les collèges jésuites, le nom des professeurs ne figurant pas sur ces textes, c’est seulement parce que nous savons que Bourdin a été professeur au collège de Clermont dans ces années-là que nous pouvons lui attribuer ces thèses. Étant donné qu’il en fournissait année après année le matériau, il se répétait parfois : on trouve ainsi des parties de thèses qui sont identiques d’une année à l’autre. Il était d’ailleurs possible que deux élèves soutiennent la même thèse la même année — c’est le cas de Pierre de Cornouaille et Jacques Manchon en 1638 — soit qu’ils aient été tous deux distingués cette année-là, soit qu’ils aient dû réunir leurs pécules pour imprimer la thèse en question. Finalement, il faut noter que, malgré tous leurs efforts en ce sens, les Jésuites n’ayant jamais obtenu la collation des grades et donc la clef de l’accès à certaines professions, qui restèrent un privilège de l’Université, à laquelle ils ne furent jamais intégrés, les thèses en question ne pouvaient pas aboutir à la délivrance d’un diplôme, mais offraient tout au plus l’occasion aux élèves qui avaient acquis certaines compétences de les manifester . Comme nous le verrons plus en détail, ces thèses étaient en fait des exercices accomplis dans le cadre de cérémonies publiques destinées à manifester l’excellence de l’enseignement jésuite. D’un mot, si, dans ce qui suit, nous parlons de « thèses », par souci de simplicité mais aussi conformément à l’usage de certains contemporains, il ne s’agit pas de « thèses » au sens que ce terme a aujourd’hui, ni même de thèse au sens restreint que le terme pouvait avoir au XVIIe siècle pour désigner ce qui conduisait à l’octroi d’un diplôme et à l’accès aux professions réglementées de l’université.

Le plan des études de la société de Jésus donne plusieurs prescriptions pour les exercices publics des classes de physique, de morale, de métaphysique et de logique, mais n’énonce aucune règle pour ceux qui se tenaient dans les classes de mathématiques. Cette absence de normes explicites, et vraisemblablement aussi le désir plus local qu’avaient les jésuites de Paris d’occuper un créneau qui n’était pas déjà pris par la maison d’en face, à savoir la Sorbonne, expliquent que les thèses soutenues au collège de Clermont soient beaucoup plus variées en mathématiques qu’en philosophie. Alors que les thèses de philosophie, de grands placards imprimés sur papier ou sur toile, ou même sur soie, parfois richement illustrées et souvent dédiés à de grands personnages, se contentent d’énoncer très généralement les têtes de chapitre de la doctrine aristotélicienne sans aucune variation notable, les thèses de mathématiques se présentent comme des petits volumes in quarto de 2 à 20 pages, rarement précédés d’une dédicace , dans lesquels on trouve des arguments variés permettant de défendre des positions sur des questions spécifiques – arguments souvent très sommaires, mais arguments tout de même.

Étant donné leur format, les thèses de philosophie ont peu circulé : on les trouve aujourd’hui seulement à la bibliothèque de la Sorbonne, dans deux recueils rassemblant des thèses théologiques et philosophiques soutenues le plus souvent à l’Université. Comme en témoignent les fonds des bibliothèques de province et de l’étranger, les thèses mathématiques ont au contraire été diffusées dans les collèges jésuites du Royaume et au-delà. Un volume important, contenant à notre connaissance les seuls exemplaires de certaines des thèses que Bourdin fit soutenir, se trouve à la bibliothèque du Conservatoire des arts et métiers, parmi des documents sur les mathématiques appliquées et les fortifications provenant des bibliothèques des ordres religieux, transférées au Conservatoire des arts et métiers après la Révolution. Ce volume vient du couvent des Minimes ; comme son titre comprend l’ex-libris manuscrit « F. Joannis francisci Niceron 1641 », on peut dire sans risque d’erreur qu’il a été constitué par Jean-François Niceron (1613-1646), dont nous verrons plus bas qu’il avait des liens étroits avec Bourdin.

Pour rendre compte aussi systématiquement que possible des thèses de mathématiques que fit soutenir Bourdin, nous irons dans cet article du plus général au plus particulier :
1/ Dans un premier temps, nous examinerons ces thèses mathématiques comme un « genre » en dégageant leurs caractéristiques formelles communes.
2/ Dans un deuxième temps, nous montrerons sur quelques exemples que ces thèses permettaient à Bourdin de prendre position dans l’actualité scientifique.
3/ Finalement, nous établirons que ces thèses ont constitué pour Bourdin un matériau à partir duquel développer une importante activité pédagogique et éditoriale.

Voir en ligne : Lien vers le site de l’éditeur