Le recouvrement mutuel du sujet et de la substance – sujet substantialisé, substance subjectivée – constitue l’un des thèmes fondateurs de la modernité philosophique, du moins en tant qu’elle se réfère à la conception cartésienne de l’ego. Kant d’abord, Husserl et Heidegger ensuite, ont vu en la substantialisation de l’ego une opération typiquement cartésienne et, ce faisant, ont contribué à la considérer comme un fait constitué dont il fallait interroger les conséquences théoriques, mais sans en discuter la factualité et la signification première. À les en croire, ses conséquences furent en effet dommageables par l’introduction d’un tournant dans le traitement philosophique du soi devenu réifié, objectivé, étantifié, c’est-à-dire déterminé selon un mode d’être qui, comme le soulignera fortement Heidegger, n’était pas interrogé pour lui-même.
Ce diagnostic – et cette lecture – ne s’autorisent-ils pas d’incontestables déclarations de Descartes ? Si pareil fait, celui de l’ego cartésien substantialisé, ne prête pas à discussion, n’est-ce pas parce que Descartes l’a autoritairement posé dans ses Méditations métaphysiques – « ego autem substantia » (AT VII 45, 7) ? « Mais je suis substance », ou encore « Je suis aussi une substance » : c’est une expression qui, confirmant l’esquisse du Discours de la méthode (AT VI 33, 4-5), surdétermine la res cogitans d’une charge à la fois scolastique et ontologique ; c’est aussi une formule hâtive qui, dans la Troisième méditation, sonne moins comme un argument réfléchi que comme une récrimination, ou comme une interpellation semblable au « Mais quoi ? ce sont des fous » de la Première Méditation dont l’exégèse entraîna les polémiques que l’on sait.
C’est à l’interprétation et au questionnement de cette interpellation cartésienne – « ego autem substantia » – que le présent volume voudrait se consacrer, en faisant varier les points de vue, cartésiens et extra-cartésiens, pour comprendre sa signification dans l’histoire longue de la métaphysique. On s’interrogera ainsi sur la substantialisation de l’ego dans le contexte de la philosophie première de Descartes et des apories qu’elle affronte (D. Arbib), puis, plus étroitement, dans la cohérence de l’ordre analytique des raisons (O. Dubouclez). Sur cette base, on pourra questionner la situation historique de cette opération : pour, d’une part, mettre en question son originalité et examiner jusqu’où, étant donné son ascendance scolaire et théologique, elle engage Descartes (O. Boulnois) ; d’autre part, c’est-à-dire en aval, on interrogera son devenir postcartésien en documentant un reflux que Descartes avait préparé dès les Principia (J.-C. Bardout) ou en prenant acte de sa métamorphose – ainsi chez Leibniz où la relation de l’ego à la substantia se trouve reconfigurée pour faire droit à l’expérience et à la corporéité du sujet (A. Pelletier). Le volume pourra se clore sur une ultime variation historique : l’examen de la critique que Husserl adresse à Descartes à la lumière des opérations qui, dans les Méditations, déterminent l’ego cogito et anticipent le tournant transcendantal (D. Pradelle). Si l’« ego autem substantia » est un fait capital de l’histoire de la métaphysique, n’est-il pas, plutôt qu’un topos à reconduire comme tel, un lieu à investir pour relire Descartes et reconsidérer la pensée moderne du sujet ?