Un des signes de la robustesse des sciences semble être que, à des degrés variables et avec des modalités différentes selon la science ou la spécialité considérées, on y collabore bien plus que dans d’autres domaines et, en particulier, bien plus qu’en philosophie. Les sciences pourraient en ce sens être caractérisées, non pas seulement par l’invention de procédures garantissant une certaine démonstrativité à leurs énoncés, mais aussi par leur capacité à mettre en place des manières de travailler qui permettent la suspension des singularités et la mise en commun de ce qui en vient à devenir un ensemble de résultats. À ma connaissance, savoir pourquoi il y a peu de collaboration en philosophie et quelles formes de collaboration pourraient s’y développer sont des questions qui n’ont pas fait couler beaucoup d’encre.
Deux articles de Paul Thagard font toutefois exception. Dans le second de ces articles, Thagard distingue différents types de collaborations en fonction des relations qui s’établissent entre collaborateurs ; il examine ensuite les savoirs procéduraux qui rendent ces collaborations possibles ; finalement, il en vient à évaluer les coûts et les bénéfices de la collaboration selon la conception qu’on se fait de la philosophie. Ainsi, pour la philosophe qui a une conception a priori de son travail, il n’y a aucune raison de collaborer, la découverte de vérités a priori étant une affaire individuelle qui repose sur le travail intérieur de réflexion d’un esprit singulier. En revanche, continue-t-il, la philosophe qui s’engage dans une analyse logique du langage ou dans un travail d’histoire de la philosophie peut avoir des raisons de collaborer, même si ce n’est sans doute pas un bon calcul, parce que le temps qu’elle passera à mettre en place des collaborations risque de l’emporter sur le temps que celles-ci lui feront gagner. La troisième conception de la philosophie qu’identifie Thagard est aussi celle qu’il défend, c’est la conception naturaliste de la philosophie, selon laquelle on ne peut pas se prononcer sur la nature de la réalité ou sur la morale sans s’informer des derniers résultats scientifiques : si elle n’est pas experte dans ces domaines, la philosophe devra collaborer avec celles qui le sont et elle y gagnera. Ainsi, selon la conception que l’on se fait de la philosophie, la collaboration peut être utile ou ne pas l’être.
On voit à ce point la question qui est à l’origine du parallèle de Lalande et de Couturat que je vais proposer. Il s’agit de comprendre quelles ont été les conceptions de la philosophie, et plus généralement du travail intellectuel, qui ont fait qu’ils ne se sont pas contentés de proposer des théories philosophiques, mais qu’ils se sont dévoués à mettre en place des instruments de collaboration et de communication. Lalande a en effet consacré un peu plus de vingt ans à rédiger un Vocabulaire technique et critique de la philosophie qui aurait dû permettre la collaboration entre les philosophes, alors que Couturat passa à peu près les dix dernières années d’une vie trop vite interrompue à défendre le principe d’une langue internationale pour faciliter la communication entre les hommes. Pour l’un et pour l’autre, il s’est donc agi, en un sens assez lâche, de travailler à réformer notre langage, soit en le réformant de l’intérieur, de manière à ce que les philosophes en aient un usage régulier, soit en le réformant de l’extérieur, en lui adjoignant une langue auxiliaire internationale.
Dans ce qui suit, je procéderai en trois temps :
1. Je justifie tout d’abord brièvement le parallèle entre Lalande et Couturat en montrant comment leurs projets se sont croisés et en rappelant quelle a été leur collaboration.
2. J’établis ensuite que le projet du Vocabulaire est une application directe de la théorie de l’assimilation qu’avait proposée Lalande dans sa thèse, mais aussi que, ce projet une fois mené à bien, Lalande, peut-être en raison des objections qu’il rencontra, en vint à penser qu’en un sens, tout restait à faire.
3. Je soutiens finalement que, même si le projet de langue auxiliaire internationale de Couturat n’est pas étranger à certaines de ses recherches – en particulier, évidemment, celles qui concernent la langue universelle de Leibniz –, il ne peut pas être considéré comme une application directe de ces dernières et que c’est seulement dans ses derniers articles que Couturat tente de faire le lien entre l’une et l’autre chose.